Le travail est-il un espace de souffrance ou au contraire de réalisation ? Une société soucieuse du bien-être de ses membres doit elle favoriser l’épanouissement en dehors ou au cœur du travail ? Bref, le bien-être au travail est-il un non-sens ? Dans son livre « Le travail Invisible » [1] l’universitaire Pierre-Yves Gomez décrit deux visions philosophiques opposées de la place du travail dans la société moderne : celle de la philosophe américaine Hanna Arendt et celle de la philosophe française Simone Weil.
Le travail est-il aliénant ?
Hanna Arendt distingue l’œuvre et le travail. L’œuvre est issue de la libre création de l’homme qui se confronte à la matière pour exprimer ce que lui dicte son esprit. Elle est la seule façon pour lui de se réaliser pleinement car elle n’est pas le fruit d’une contrainte imposée. C’est l’homme qui est à l’origine de son projet et qui choisit de participer à la création du monde, qu’il s’agisse d’un projet artistique ou humanitaire.
Le travail à contrario est l’expression d’un agir contraint. S’il présente des similitudes avec l’œuvre dans cette confrontation au réel qui oblige l’homme à se dépasser, ce n’est que pour répondre à des besoins utilitaires. Il entre en action par nécessité pour assurer les conditions de son existence, au sein de la société et face aux exigences de la nature. En ce sens, pour la philosophe américaine, le travail, impératif matériel, est une aliénation car il ne résulte pas du libre choix venu de l’esprit.
Une organisation socialement responsable, souhaitant libérer les hommes de l’asservissement pour leur permettre de contribuer au monde de manière personnelle doit, selon elle, tout faire pour privilégier l’œuvre et réduire le travail. Pour H. Arendt, l’aliénation est inhérente à la condition humaine et l’effort politique doit être porté sur tout ce qui peut favoriser l’émancipation de l’être humain et la réalisation de son œuvre personnelle.
Le travail est-il source d’humanisation ?
Simone Weil ne distingue pas l’œuvre, issue de l’esprit et le travail, venu de la matière. Pour elle, l’homme est à la fois corps et esprit, et se trouve toujours contraint dans son agir. Que cela soit en réalisant une œuvre d’art ou en fabricant un objet utilitaire, c’est en se confrontant à la dure réalité et en la dépassant que le travailleur trouve sa dignité.
Quel que soit l’objet de son engagement, artistique ou alimentaire, l’homme doit mettre en œuvre ses ressources personnelles pour vaincre les obstacles et atteindre le résultat attendu, par lui ou par l’organisation au sein de laquelle il travaille. « Elle considère [cette] appropriation par les travailleurs comme la source même de leur libération » (p. 163). Par le travail, l’individu mobilise ses efforts pour transformer le monde et le rendre plus beau et plus sûr.
Loin d’être aliénant, le travail est décrit comme humanisant. Le progrès social consisterait ici non pas à libérer l’homme du travail pour qu’il puisse se réaliser en dehors, mais à lui garantir la possibilité d’exercer son intelligence et son pouvoir d’agir, de voir le sens de son travail et d’en tirer une fierté.
Bien-être au travail : la responsabilité de l’organisation
Les deux penseurs sont d’accord sur le fait que l’activité humaine comporte une dimension pénible, brutale, violente et que l’homme se réalise en la dépassant. Elles se rejoignent aussi sur le fait que « l’organisation économique est asservissante si elle ne fait pas en sorte que la personne humaine est repérée comme telle, que ce soit dans son travail ou dans son œuvre » (p. 166).
L’être humain aspire à se libérer par le travail et par le sens qu’il donne à ses actes. Il aspire à modifier l’environnement pour le rendre plus sûr et en tirer de quoi vivre ; se nourrir, se vêtir, se loger. Il aspire à se libérer de la dépendance aux autres pour devenir un acteur de l’interdépendance ; avoir une place dans la collectivité et s’émanciper de la charité publique.
Enfin, il aspire à manifester ses potentialités ; développer ses capacités, ses talents. Seule l’organisation a le pouvoir de favoriser la prise en compte des besoins fondamentaux des personnes qui travaillent en son sein. Elle en a non seulement le pouvoir mais aussi la responsabilité.
En conclusion, il appartient à chacun de juger dans son expérience si son travail est source de mal-être ou au contraire d’épanouissement. Les besoins fondamentaux de l’être humains sont connus, les principes de management qui les prennent en compte aussi. Le bien-être au travail n’est pas une utopie mais résulte de la volonté d’une organisation et de l’engagement de ses membres à agir collectivement pour améliorer la qualité de vie au travail.
[1] GOMEZ P-Y, (2013). Le travail Invisible, Ed. F. BOURRIN, Paris.